Texts

Echapées belles

Sandra Caltagirone _  L'Art Même n° 71  2017

Depuis une dizaine d’années, Léopoldine Roux s’attèle à reformuler les préceptes de la peinture en des interventions modestes mais enchanteresses. Prochainement, la plasticienne investira la Maison des Arts de Schaerbeek avec From Brussels with love : proposition colorée pensée à l’échelle de cette ancienne demeure patricienne néo-classique, comme une invitation à explorer les merveilles spatio-temporelles de la matière chromatique.

« La couleur est par excellence la partie de l’art qui détient le don magique. Alors que le sujet, la forme, la ligne s’adressent d’abord à la pensée, la couleur n’a aucun sens pour l’intelligence, mais elle a tous les pouvoirs sur la sensibilité ». Eugène Delacroix

Formée en peinture à l’École des Beaux-Arts de Rennes et à La Cambre, Léopoldine Roux (°1979, Lyon ; vit et travaille à Bruxelles) n’a de cesse de déjouer les figures imposées de sa pratique et d’en repousser les limites prescrites. Celles du signifiant comme celles du signifié. Matériellement, l’objet-tableau se voit gentiment malmené : compressé, sur roulettes, retourné… À la dichotomique question figuration/abstraction, Léopoldine Roux répond : autonomie picturale totale, avec la couleur (et donc la lumière) dans le rôle principal. La peinture est. Ce qu’elle est. Pigment, couleur, matière. Dans toute sa concrétude physique et sa sensualité. Quid du motif ? Il demeure, dans sa forme la plus élémentaire et sa manifestation la plus substantielle : tache, goutte, coulée… La peinture-couleur exulte, jubile, fait des bulles. Comme dans la chanson Comic Strip de Gainsbourg, elle fait SHEBAM ! POW ! BLOP ! WIZZ ! Avec une telle impétuosité, difficile de la contenir dans le cadre limité de la planéité, comme en atteste la série The Big Escape, où la couleur-matière fomente diverses tentatives d’évasion hors de l’espace bidimensionnel de la toile qui, soit dit en passant, se moque tout autant du protocole, puisqu’elle nous tourne impunément le dos, inversant les conventions de recto et de verso. Malgré leur velléité d’autonomie, ces peintures en « deux dimensions et demi » restent toutefois agrippées à leur châssis. C’est dans la série Color Escaped que la couleur se libère totalement de sa tutelle pour se greffer où bon lui semble, envahissant l’espace tridimensionnel. De tailles modestes et encore un peu timorées, ces œuvres sont d’humeur casanière, pas comme celles de la série Overflow, qui se font carrément la belle pour investir des sites urbains ou champêtres, publics ou privés, en d’imposants débordements de matière, pérennes ou éphémères.

Toute cette substance – pétulante, impétueuse, envahissante – pourrait sembler quelque peu inquiétante si ses formes n’étaient si avenantes et ses couleurs si appétissantes. De fait, les œuvres de Léopoldine Roux fleurent bon l’enfance et les friandises. Tantôt informes et élastiques, tantôt rigides et géométriques, elles ressemblent à des chewing-gums ou à des liquorice, les fameux bonbons anglais à la réglisse (Candy Land). Voici venir les Barbapapa (Bubble Stones), ces personnages en forme de poire qui ont la faculté de se transformer à volonté (courts, longs, ronds ou carrés). Bienvenue au pays des merveilles d’Alice… Il est à fort à parier que l’univers malicieux de Léopoldine Roux ne déplaise fortement aux esprits critiques, chagrins ou étriqués, qui le jugeront trop ingénu, séduisant ou dénué de contenu, sans comprendre que, comme le pays d’Alice, il est un lieu de contestation de l’ordre établi du monde réel. Non content de brouiller toutes les pistes catégorielles (peinture / objet / sculpture / installation), il est le règne du non-sens et des métamorphoses en tous genres (formelles, proportionnelles, spatio-temporelles). Avec une grande économie de moyens (un peu de mousse polyuréthane de-ci, quelques pigments de-là), l’artiste-magicienne donne vie à la matière, prend possession de ce corps imaginaire qu’est l’espace et intègre ce mouvement fictif qu’est le temps. Un temps suspendu, figé à tout jamais, dans les épaisses coulées de peinture solidifiées, à un instant T du processus transformatif de la matière colorée. Un temps révolu et revisité, dans la série des Postcards : cartes postales du siècle dernier, glanées aux puces et délicatement colorisées, afin de réactiver la mémoire d’histoires anciennes fantasmées ou de lieux disparus, dans une temporalité renouvelée[1]. Un temps réel et passager, dans The Rose Fountains : colorisations éphémères de fontaines dans différentes cités (Philadelphie, Bruxelles, Courtrai). Un temps et une matière stratifiés, dans les Pot(e)s d’atelier : récipients insignifiants, dédiés au mélange des couleurs qui, empilés au fil des mois, se transforment en sculptures, en présences attachantes, en garde rapprochée. Un temps longuement écoulé et fossilisé, dans Promenades : série inédite, récemment primée par la vénérable Académie royale de Belgique. Léopoldine Roux renoue ici avec une forme de pratique plus classique : une peinture rétinienne et pointilliste, en des paysages abstraits, bucoliques et contemplatifs. Ces tableaux de grandes dimensions sont conçus à l’horizontale (posés au sol, à hauteur de corps, progressivement rehaussés au fil du travail) ; un mode opératoire qui, contrairement à l’approche verticale, annihile la distance spatiale entre l’œil et la toile, transformant la peinture en territoire à explorer, à sillonner, en tous sens, sans orientation déterminée. À cette exploration de l’espace plane de la toile s’ajoute celle des profondeurs de la matière picturale, patiemment amoncelée, jour après jour, goutte après goutte (sur des toiles réutilisées, et donc, sur des couches antérieures), en autant de strates temporelles sédimentées. Aussi ces peintures invitent-elles à une déambulation au cœur de la couleur – pure, joyeuse, printanière – qui irradie, en vibrations lumineuses. De l’ingénuité et de la beauté comme modes de contestation du monde, pour le réenchanter. N’en déplaise aux esprits critiques, chagrins ou étriqués

 

[1]Notons que dans cette série, comme dans celles des Living Colors (gravures et photos anciennes colorisées) ou des Color Suicides, la figuration s’immisce dans l’œuvre, l’air de ne pas y toucher, par la voie détournée du ready-made assisté… Avec les Color Suicides, parricides déguisés en suicides, Léopoldine Roux tue symboliquement ses pères spirituels (plasticiens, écrivains, cinéastes, musiciens) et leur rend méchamment hommage, annihilant leur tête dans une tache de matière informelle et colorée.

 

 

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Fluides

Marguerite Pilven _ catalogue From Brussels with love _ Maison des Arts de Schaerbeek 2016

La peinture en cavale

Il y a mille façons et raisons d’envisager l’art, sa nature et la place qu’il joue dans nos vies. Le temps des querelles “entre anciens et modernes” s’est achevé avec la chute des idéologies, la “fin des grands récits” et les programmes sociaux-esthétiques. Une autre façon de penser l’art aujourd’hui, plus flexible et modeste, porterait sur l’économie que sa condition de réalisation suppose; économie matérielle, physique, géographique, façon dont cet art trouve à s’inscrire, à apparaître dans le monde entre d’autres objets.

“Le monde change en fonction de l’endroit où nous fixons notre attention. Ce processus est additif et énergétique”[1] faisait remarquer le compositeur américain John Cage. En apposant du bout de son pinceau, et sur toutes sortes d’objets des touches de couleurs vives trouvées dans des vernis à ongles, Léopoldine Roux pratique une peinture nomade, gourmande et invasive, en des lieux où son œil et ses pas la conduisent. A travers d’anciennes cartes postales trouvées dans le grenier de la maison familiale, elle s’est promenée sur des sites touristiques saisis en noir et blanc, dont elle a rehaussé de tâches vives façades, balcons et ferronneries, monuments et fontaines, montagnes fixant de bucoliques souvenirs de voyages…La promeneuse sillonne également les sentiers multiples de l’histoire de l’art. Les aplats qu’elle superpose parfois, des feuilles de couleur découpées, évoquent le minimalisme. Les pluies colorées dont elle allume les ciels gris ou blancs adressent des clins d’œil à la peinture gestuelle. Les colliers de pastilles et motifs répétitifs rythmant leurs surfaces rappellent la rigueur acidulée du Pop art. Lors d’autres voyages, physiques cette fois-ci, elle a prit l’habitude de trimballer un galet dans ses valises, toujours le même, dont elle ne cesse de modifier la couleur et qu’elle met en scène pour le photographier dans un paysage emblématique de carte postale. De voyage en Inde, elle a également teinté de couleur rose la fumée du pot d’échappement de sa voiture.

La couleur dans tous ses états

La mise en mouvement de la couleur, l’exploration de son éventail de possibilités sous la forme de coulée, de croûte ou de peau enveloppante recentre la pratique de Léopoldine Roux sur un enjeu d’ordre gestuel. Elle englobe tout à la fois les terrains de la peinture, de la sculpture et de la performance. En 2010, sous l’intitulé éloquent The big escape, Léopoldine Roux tourne des tableaux face contre le mur et fait déborder la peinture pardessus leur châssis, en d’épaisses coulures. La peinture époxy pour carrosserie de voiture et la mousse polyuréthane intègrent sa cuisine d’atelier pour élargir son champ de possibles. Ce goût de la cuisine et des mélanges (ne parle-t-on pas de la pâte, ou de la croûte en peinture ?) trouve aussi à s’exprimer en des formes qui prennent parfois l’apparence d’objets comestibles, proches du mille feuille (MiniMe 1, œuvre multiple réalisée en 100 exemplaires et vendue dans des sachets de confiseries), du berlingot ou du bonbon, de la crème couleur framboise ou chantilly (série des Color Escaped).

Son goût culinaire du mélange et des expériences intègre également les ratés dont elle fait le point de départ d’œuvres nouvelles (série de tableaux intitulée Promenades). En bonne cuisinière et parmi autre recettes, Léopoldine Roux recycle également les restes. Les pots qui lui ont servi à mélanger ses couleurs deviennent des modules qu’elle assemble en colonnes, par analogies, contrastes de formes, ou bon voisinages chromatiques (série Mes pot(e)s d’atelier commencée en 2015 ). Les coulures, croûtes et tâches qui les ornent sont les traces indicielles des gestes accumulés. Ce geste comme dépense pure, fabrication d’une temporalité étirée, sans autre finalité que l’immersion dans un espace-temps solitaire, Léopoldine Roux l’exprime également dans son goût pour les trames pointillistes. Il y a les pastilles de couleurs d’abord étalées du bout des doigts dont les chevauchements par transparence construisent une surface chatoyante et hypnotique ( Bubble paintings, série de tableaux engagée à partir de 2008) et à partir de 2012 les Cosmic Trips, œuvres sur papier fait main, inspirées par la peinture traditionnelle Aborigène. ” Nager en plein ciel. Arriver aux tendresses du nuage. Suspendre ces masses au fond, bien lointaines dans la brume grise, faire éclater l’azur”, écrivait le peintre Eugène Boudin dans son journal intime le mardi 3 décembre 1856. Il y a de cela aussi dans les tableaux de Léopoldine Roux dont les couleurs fractionnant la surface s’atomisent, se délivrent de la masse, de la pesanteur et de la gravité.

La peinture, matière plutôt que tableau

“Mes tableaux sont la cendre de mon art” disait Yves Klein, artiste dont Roux dit régulièrement être admiratrice. La couleur est d’abord énergie, onde hertzienne. Son affranchissement de la forme a historiquement ouvert un épisode de la peinture abstraite et culminé dans le monochrome. Les fontaines que Léopoldine Roux a transformé en gerbes de couleur rose à Bruxelles, à Kortrijk dans le cadre de commandes publiques, puis à Philadelphie se situent dans cet héritage. Sa pratique artistique se nourrit de bien d’autres références auxquelles elle a rendu un hommage sous la forme d’un pied de nez jubilatoire et léger avec la série Colour suicide. Il s’agit de portraits en pied d’artistes qui ont comptés pour elle, et dont la décapitation matérialisée par des giclures de couleurs vives est une forme de potlatch symbolique. Inutile, donc, de chercher à situer son œuvre dans une quelconque intention théorique, critique, ironique ou féministe, son absence de justification dégage sa pratique picturale de tout programme. A moins qu’il ne s’agisse peut-être, comme l’atteste cet éventail d’explorations matiéristes délivrant des peintures-objets, peintures-sculptures, peintures-peintures ou peintures atomisées, à travailler exclusivement ce médium comme expression d’une gestualité pure, dépourvue de tout support prédéterminé ? Léopoldine Roux n’est-elle pas allée jusqu’à peindre des chewing-gum écrasés sur les trottoirs et n’y a-t-il pas quelque chose de compulsivement jubilatoire à vouloir ainsi recolorer le monde qui l’entoure ? Il n’est cependant pas non plus question, pour autant, de le “ré-enchanter”. Oublions les programmes, dégageons-nous des catégories prémâchées, accueillons l’imprévisible.

[1] John Cage, Pour les oiseaux (entretien avec Daniel Charles), p. 30, éd. Cahiers de l’Herne, 2002

 

 

Marguerite Pilven_ text in pdf _2016

Overflow here she goes

Thomas Gillon _ BenedenGalerij _  Kortrijk

Leopoldine Roux. gebruikt de werkelijkheid om er zoals “Alice” een imaginaire ludieke wereld mee te scheppen.Erfgename van het post minimalisme, verrijkt door de pop cultuur, Leopoldine Roux eigent zich deze beide stromingen toe om ze met een glimlach en een speelse kijk te verijdelen.In het kader van het ”Expo 58” project in Kortrijk zorgt zij in de stad voor een efemere ingreep met bovennatuurlijke allures.

Het water van de verschillende fonteinen zal gekleurd worden in een betoverend magenta. Deze “urban paintings” zoals zij die noemt staan voor een” beschouwende happening”,een “eendags-sculptuur” een“b ijna niets” concept.Het alledaagse wordt poëtisch en raadselachtig .Zo ook de streegumming urban painting in New York, Osaka, Parijs Moskou en Brussel waarbij de chewing gums die de trottoirs ontsieren in een fel roze kleur geverfd werden door de kunstenares..

Overflow is een dubbelzinnig werk,minimaal in zijn concept maar barok in zijn stijl ,het lijkt zich vast te hechten aan de gevel van de galerij om er zich beter van los te maken ,het bevrijdt zich van de expositieruimte maar blijft afhankelijk van haar structuur. Hier confronteert de kunstenares ons met een werk die om zo te zeggen “hangend” blijft!

Léopoldine Roux ou la peinture en liberté

Anne Lise Quesnel _ catalogue Put On a Happy Face _ Edition Lucien Schweitzer 2010

Du concept Minimal, forgé autour de la notion du « Less is more », Léopoldine Roux retient avant tout « le respect de la qualité physique et concrète du matériau et le plaisir de le travailler”. Elle compose presque exclusivement avec « la tache », une forme simplifiée à l’extrême, une structure élémentaire qui revient tel un leitmotiv et qu’elle décline sur tous les supports, de la toile au papier en passant par l’installation monumentale en contexte urbain, emplois multiples où elle « persiste à créer des situations, des gestes qui mettent en scène la couleur et l’idée de la tache au sens de signe, de trace non effaçable”.

Envisagée comme une image de l’absolu, la tache fait corps avec les couleurs qui viennent l’animer et la faire vibrer dans une orchestration esthétique fascinante. Souvent appliquées en aplat, les couleurs pures s’imposent dans chaque œuvre, provoquant l’œil et fonctionnant tel un intense appel lumineux tout en renforçant le pouvoir de séduction de la peinture. De la sorte, même si nous pouvons sans conteste qualifier le travail de Léopoldine Roux de post-minimaliste, il se dégage pourtant de l’austérité propre au mouvement d’origine des années 1960, notamment par l’application de teintes éminemment sensorielles, édulcorées et brillantes.

Ses couleurs fétiches – le rose « barbe à papa », le vert guimauve ou encore le jaune citron – s’assimilent métaphoriquement à un débordement d’expressivité dans une grande manifestation de joie de vivre. Elles exercent un pouvoir de séduction très fort, une mise en perspective des sentiments nostalgiques liés à l’enfance, une invitation onirique et une exaltation du désir d’enchantement de l’expérience artistique. D’ailleurs Léopoldine Roux ne va-t-elle pas jusqu’à désigner Alice aux pays des merveilles de Lewis Caroll comme une de ses principales sources d’inspiration ? L’immatérialité du bleu d’Yves Klein, la résonance lumineuse du noir de Pierre Soulages ou encore la duplication des teintes de Claude Rutault forment autant d’antécédents qui enrichissent également ses recherches et lui permettent d’explorer le potentiel symbolique de la palette chromatique. En effet, malgré leur appartenance à des tendances artistiques plurielles allant de la fin du XIXème siècle à nos jours, les plasticiens qui ont servi de modèle à Léopoldine Roux ont tous en commun l’utilisation expressive des couleurs. ….

…. Sortie de son atelier, elle se définit elle-même comme un peintre urbain dont les interventions s’accompagnent encore et toujours d’une réflexion sur les limites de son médium : « Passer de la toile au trottoir c’est pratique et vital. C’est une quasi nécessité de s’exprimer hors les murs, de s’émanciper de la tutelle du tableau ». Dans l’espace muséal, ses tableaux, présentés au sol et accrochées aux murs, témoignent de l’incroyable capacité picturale et sculpturale de son travail. Ses créations urbaines montrent quant à elles que son art s’adapte à toute circonstance de présentation, aussi variées et insolites soient-elles. Les coulées en mousse polyuréthane, souvent réalisées in situ, cristallisent le formidable potentiel de développement de cette pratique quels que soient les questions d’échelles, les dimensions architecturales ou tout autre paramètre spécial. 

De la sorte, Léopoldine Roux installe ses créations expansées avec autant d’audace au sommet du Beffroi de la ville de Turin qu’à la corniche du Musée Félicien Rops à Namur. Ses coulées, plus que jamais puissantes du point de vue chromatique, métamorphosent par leur seule présence les lieux qu’elles habitent en imposant une incomparable et incontournable ambiance festive.

 

Anne Lise Quesnel_ text in pdf

Full Sentimental 

Tristan Trémeau _ L'Art Même _ 2007

Entre mélancolie pop et trouvailles enfantines, le travail de Léopoldine Roux joue la séduction, les effets de rêveries et d’enchantements modestes, avec les problèmes esthétiques que cela pose. Des peintures monochromes sur bois et/ou sur toile empilées laissant voir sur la tranche du bloc constitué les différentes couches et coulures “Compilations”, d’autres blocs du même type recouverts de mousse qui déborde leurs sommets “Morphiccubes”, des coulées de mousses teintées de couleurs bonbon “Mousse taches”, des monochromes posés sur roulettes “Rolling paintings”, des formes grotesques dorées proches de confiseries emballées “Golden nuggets”: tout, dans la peinture de Léopoldine Roux (°1979 à Lyon, vit à Bruxelles), renvoie à des problématiques rencontrées par nombre d’artistes depuis le tournant des années 1990. Impossible de ne pas songer aux oeuvres de Miquel Mont ou d’Emmanuelle Villard qui ont mis en place des processus de création simples et réitérés pour répondre par la question “comment peindre” à un contexte dominé par les discours d’épuisement de ce médium.
Les oeuvres de Roux présentent une même plasticité soulignant la dimension d’objet des tableaux, elles suscitent aussi de mêmes sensations tactiles et éventuellement olfactives et gustatives. À la différence de ces artistes, elle prend cependant le parti d’en valoriser les effets séduisants comme en témoignent sa gamme de couleurs empruntée à l’industrie de la confiserie et les analogies formelles de ses oeuvres avec des macarons, des pâtisseries ou des burgers. Elle se révèle ainsi plus proche des propositions de Martha Benzig (pour l’aspect bonbon), Linda Starck (analogies avec des pâtisseries orientales) ou John Torreano (surfaces proches de verroteries ou recouvertes de cosmétiques), qui reflètent depuis le début des années 1990 un désir de renforcer le pouvoir de séduction de la peinture exécutée matériellement comme signe de cette volonté de séduire.

Comme ces derniers, Roux s’appuie sur la fascination sentimentale pour l’idée de beauté la plus communément partagée par les consommateurs d’industries culturelles, cosmétiques ou alimentaires: celle qui voit dans le sucré, les couleurs pop et le clinquant des sources de plaisirs et de délices légers. Pourquoi les consommateurs d’art échapperaient- ils à cette fascination? Telle est la question que posait en 1993 The Invisible Dragon. Four Essays on Beauty , un livre de Dave Hickey qui affirmait que “ le problème des années 90 sera la beauté ”, qu’il comprendrait comme une intégration de la domination culturelle du kitsch. On devine là une source des discours de réenchantement de l’art et de moments de vie par l’art qu’on lit comme à livre ouvert dans beaucoup d’oeuvres.
Les travaux dans l’espace public de Roux en sont exemplaires: action sentimentale de recouvrement de chewing-gums écrasés dans la rue par de la peinture rose, volière avec canaris jaunes et murs verts en vitrine du Comptoir du Nylon, vente publique de t-shirts achetés aux Puces et décorés de dessins et inscriptions de l’artiste, jets d’eau rose dans des fontaines lors du festival Maiis . Tout cela conforte la vision de l’artiste comme réenchanteur du quotidien, très valorisée aujourd’hui par les promoteurs de manifestations artistiques publiques et par les industries des arts de vie. Elle peut de surcroît s’associer ici à une mythologie de la féminité dans l’art identifiée à la figure de la fée qui, grâce à sa nature (le “génie” féminin plus éthéré, spirituel et léger – d’autant plus qu’il sera identifié comme enfantin – que le masculin), ses actions ou inventions modestes, crée pour les autres des instants féériques et merveilleux susceptibles de contourner la grisaille et la solitude. Cette mythologie connaît aujourd’hui quelques résonances en témoigne le succès critique du film arty Me and You and Everyone We Know de l’artiste Miranda July 3 – tandis qu’elle avait déjà été soumise à critique par Judy Chicago ou Lynda Benglis au début des années 70. Certaines oeuvres de Roux entretiennent avec celles de ces dernières des rapports plastiques, mais il est difficile d’y percevoir encore une dimension critique ou même ironique.

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A sensual world

Frédérique Versaen _  code magazine #3 _  2006

Colorer l’eau des principales fontaines de Bruxelles, conférer d’un geste presque spontané une dimension picturale au paysage urbain ; telle était la proposition de Léopoldine Roux pour la troisième édition du Festival Maïs- Ville en créations.

La simplicité apparente de cette intervention qui aurait pu être « sauvage », a supposé de longues négociations pour permettre sa mise en œuvre légale. Ces morceaux de nature artificielle sont souvent des zones-refuges, où l’on se soustrait aux contraintes sociales de la cité. Si certains font boire leur chien dans les fontaines, d’autres dorment dans les buissons et profitent de ces sources providentielles pour se laver à grande eau… Il fallait respecter toutes ces situations sociales et urbaines. Et puis, le geste de l’artiste connut un prolongement inattendu et mobile, puisque chaque fois que les fontainiers se rendent dans le local technique des fontaines, ils ressortent avec leur bleu de travail …rose.

Pour une artiste originaire de Lyon où la luminosité est cristalline, The Rose Fountains exprimait un désir de rendre Bruxelles moins grise, quitte à malmener un peu le naturel. Il révélait l’envie d’instiller la féerie au cœur des éléments les plus quotidiens aux fins de raviver notre rapport enfantin au monde. Une préoccupation déjà présente dans l’installation Happy Spring, présentée au Comptoir du Nylon en avril 2004. Sur un fond monochrome vert fluo, une cinquantaine de canaris s’égayaient à quelques centimètres de la vitre, comme autant de taches de couleurs en mouvement. Une peinture animée, donc, pas une nature morte ! En tout cas une proposition qui avait généré une forte communication spontanée dans la rue. Et contrairement à ce que l’on aurait pu craindre, les volatiles se sont fort bien acclimatés à cet étrange environnement. Dans leur volière de verre, sous la lumière artificielle des néons, ils ont pondu des œufs bleutés comme des dragées déposés au sol…

Le désir de donner une vie autonome et au-delà du tableau, aux formes et aux couleurs se retrouve dans la plupart des œuvres de Léopoldine Roux. On se souvient de ses petits livres-objets, où elle explorait les infinies variations formelles produites par une même quantité de peinture répandue sur le papier. La tache aléatoire semblait contaminer chacune des pages comme un virus mystérieux. (Recueil de formes – 2004) Ou encore dans son travail de peinture sur les chewing-gums qui parsèment les trottoirs. Une fois mises en couleurs, transfigurées par la fantaisie de l’artiste, ces petites salissures anonymes semées au hasard deviennent des constellations, témoins des déplacements et comportements des piétons. Passage, pauses, fréquentation…toute une cartographie poétique et colorée du rapport intime à l’espace urbain était ainsi révélée. (Street gums – 2004)

Des couleurs qui enchantent la vue, des textures lisses et brillantes qui invitent au toucher, des formes crémeuses et des mille-feuilles de peinture qui donnent l‘eau à la bouche,… tout dans l’art de Léopoldine Roux évoque un rapport sensuel et léger aux choses et au monde. Qu’on ne s’y trompe pas cependant : c’est rafraîchissant mais ce n’est pas innocent. C’est lutter avec le sourire contre toute forme de morosité.

Telle Alice aux pays des Merveilles, elle virevolte entre l’innocence présumée de l’enfance et une féminité érotisée.

Pink escape et Félicien Rops

Maxime Longrée _ Musée Félicien Rops _ Art Public Namur_ 2011

« Félicien Rops se suicide le 23 août 1898 dans son atelier du quartier de la Demi-Lune à Essonnes, une nuit d’orages grondants. Il sera retrouvé la tête plongée dans un sceau de peinture argentée, probablement un acétate de polyvinyle teinté de rose.  Paul, son aîné dira « quelle plus belle mort aurait-il pu avoir ». L’artiste et la matière ne font alors plus qu’un, l’ultime union est consommée. Rops a péché, par fidélité, à en mourir d’extase. »

 

Cette œuvre de Léopoldine Roux est issue de la confrontation inattendue de l’artiste avec la puissante personnalité de Félicien Rops associée au lieu, une rencontre contre-nature entre deux univers que presque tout oppose : d’un côté le monde « rose bonbon », coloré et ludique de Léopoldine et de l’autre, l’imaginaire sulfureux, d’une sensualité sombre et obsessionnelle, de Rops. Comme l’eau et le feu, cette rencontre ne pouvait manquer de produire quelques étincelles : ce sera ce récit fantasmé de la mort de Félicien Rops, prolongement d’une série de collages-hommages, intitulée « Color suicide ». Le texte de la « note d’atelier », écrit à la main, figure au dos d’une carte postale représentant Rops avec une tache de peinture à la place de la tête, mise à la disposition du passant à l’intérieur du musée.

À l’extérieur, l’œuvre est constituée de quatre éléments, accrochés à différentes parties de la façade (corniche, fenêtres…) Masses sculptées aux formes rebondies, tout en courbes, elles sont recouvertes d’une couche de polyuréthane pulvérisé et de laque donnant à leur surface rose l’aspect luisant et onctueux de la couleur fraichement sortie du pot. Elles se présentent comme d’énormes coulées de peinture, accrochées à la façade comme si elles étaient tombées du ciel.

Cette œuvre s’inscrit dans le cadre des préoccupations personnelles de Léopoldine Roux qui développe depuis plusieurs années un travail où la couleur s’émancipe du champ de la peinture, s’affranchit du tableau dont elle déborde en se déversant sur le monde réel : celui des objets, des choses, celui des images, celui de l’espace public. Pour illustrer cette démarche, on peut citer les sculptures de la série « Big escape » où elle pose sur le châssis d’une toile retournée face au mur, une forme de polyuréthane coloré qui représente une coulée de peinture, laquelle semble à la fois déborder et s’échapper du tableau. Dans une série plus récente, « Morphic cubes », la coulée de polyuréthane vient napper un bloc formé de petits tableaux empilés, comme de la crème sur une pâtisserie. Ailleurs, la sculpture se présente de manière autonome et prend des formes arrondies et aplaties, comme de grands galets évoquant tout à la fois les expansions de César, les agrandissements/ramollissements de Claes Oldenburg mais aussi les courbes organiques de la sculpture moderne des années 1930-1940 (Brancusi, Arp, Moore…)

Dans l’une de ses notes d’atelier elle évoque les « enfants de Donald Judd et Andy Warhol » dont elle se sent faire partie, les héritiers du minimalisme et du pop art. Et en effet, ses œuvres qui se présentent comme des objets ou des interventions sur le réel en mobilisant les codes de la culture pop (couleurs « flashy » etc.) l’inscrivent dans le prolongement du pop art. Par ailleurs, chez Léopoldine Roux il est toujours question de peinture. Ses formes colorées ne renvoient pas à la société de consommation mais à la peinture elle-même : elles représentent des coulées, des taches ou des traces de peinture. « Je dois être obnubilée par la tache de couleur, la salissure… je m’en libère en la sacralisant et lui allouant des attributs de beauté, de sacré, d’éclats, de délicatesse et d’harmonie. » Chez elle la peinture est libérée du tableau sans pour autant se trouver reléguée à l’écart de ses préoccupations ; elle reste omniprésente dans son travail où elle se manifeste en inspirant les formes et surtout à travers la couleur : des couleurs vives, dont l’intensité pop dissimule en partie ce que ces œuvres recèlent d’intimité délicate et de profondeur poétique. Parmi celles-ci le rose apparaît comme une de ses favorites : un rose « bonbon », ou « barbe à papa », à la fois sensuel et ingénu, ludique et gourmand, un rose « barbie », a priori assez éloigné du rose « chair », celui de la dame au cochon, du « Pornokrates » de Rops.

Or ici les deux mondes vont se rejoindre. Dans l’œuvre présentée à Namur, le formalisme de Léopoldine Roux semble comme contaminé par l’imaginaire érotique de Félicien Rops. Les formes en rondeurs de ses sculptures se sexualisent. Elles se féminisent discrètement, renvoyant ainsi à une certaine image de la femme véhiculée par l’œuvre du maître : « La femme chez Rops est alanguie, lascive, matière souple et langoureuse, épaisse, puissante,  allégorique… mais fatale ! Funeste désir qui trouble l’homme aux aguets. » Plus étonnant encore, la figure virile du peintre « étalon baudelairien, des paradis terrestres gorgés de testostérone », induit une dérive masculine du formalisme : les formes s’allongent en d’improbables évocations phalliques ! On se trouve dès lors face à un jeu sur l’ambivalence sexuelle qui n’est pas sans rappeler certaines œuvres de Louise Bourgeois et qui confère à cette intervention dans l’espace public une place tout-à-fait singulière dans l’œuvre de Léopoldine Roux.

Maxime Longrée _ text in pdf

A quoi sert une peinture si elle est désarmée?

Carole Depasse _  Souvenirs de Bruxelles, texte de l'exposition 2022

Léopoldine Roux, artiste et professeur à l’Académie des Beaux-Arts de Saint-Gilles, a quelque chose de Mary Poppins, la célèbre nurse anglaise de Walt Disney. Léopoldine ne se déplace certes pas dans les airs suspendue à un parapluie à tête de perroquet. Sa magie est tout autre, juste enfouie dans des fioles colorées de vernis à ongles dont elle a les poches remplies. Et c’est avec parcimonie qu’elle use de ce liquide brillant pour s’immerger dans les décors de cartes postales noir&blanc de Bruxelles, imprimées dans la première moitié du 20ème siècle. Mary Poppins, son aînée, lui avait ouvert la voie en sautant dans un paysage bucolique, dessiné sur le trottoir d’une rue noire et triste de Londres. Qu’importe le moyen, un claquement de doigt ou une multitude de couleurs, pour les deux femmes, c’est un besoin de réenchantement qui les a conduites à une action poétique.

La filiation et la comparaison s’arrêtent là car Léopoldine et son travail artistique ne sont pas une gentille fiction. Ne nous y trompons pas ! L’oeuvre ludique, faussement enfantine de Léopoldine a de réels pouvoirs et peut influer sur nos sentiments en nous donnant à voir et à réfléchir sur une réalité bien cruelle : la perte du beau dans le paysage urbain contemporain de Bruxelles.

Une thématique chère à Olivia Delwart qui, pour l’ouverture de sa galerie saint-gilloise expose le travail de l’artiste afin d’évoquer la question complexe et politique de l’évolution de nos paysages urbains altérés par un urbanisme et une architecture plus soucieux de la rentabilité et du fonctionnalisme que de la durabilité, de l’esthétique et de l’humain. « J’ai été séduite par les cartes postales de Léopoldine car j’y ai vu une oeuvre doucement militante pour laquelle les pinceaux sont les armes d’un changement ». Une posture pacifique qui a plu à la propriétaire de ce nouvel espace culturel, baptisé humblement Chez Olivia. « Je ne souhaite pas ouvrir une galerie d’art classique à Bruxelles mais une boîte à idées qui a pour vocation de remuer les esprits ».

En intervenant sur des cartes postales anciennes à l’aide d’un produit cosmétique destiné à embellir et par le biais de formes géométriques qui masquent les défauts, Léopoldine Roux nous interpelle en surlignant un espace publique disparu qui la fait pourtant rêver et voyager; « j’ai pensé les oeuvres comme une promenade dans un Bruxelles où la magie opère ».

Sans l’ombre d’un doute, Souvenirs de Bruxelles est une exposition à la fois pop et gourmande mais aussi nostalgique et revendicatrice, l’une n’empêchant pas l’autre. Qui, en regardant les cartes postales revisitées par Léopoldine, n’a pas la tentation, soit de les manger, d’ajouter des pompons aux arbres, de buller des têtes ou encore de transformer les fontaines en geysers de crème glacée tutti frutti, soit de bondir pour y retrouver un temps architectural magnifié par le souci du beau, de l’humain et du durable ?

Cela semble drôle mais cela ne l’est pas. La mise en vernis d’une Bruxelles évaporée est l’expression récréative d’une colère qui, confusément, se généralise. En effet, les villes européennes – Bruxelles en tête – se fonctionnalisent, s’uniformisent, se refroidissent et s’amochent. Une dépréciation née après la Seconde Guerre Mondiale et l’avènement d’une société d’hyper consommation que rien ne semble pouvoir arrêter générant un mal-être collectif et le besoin de rembobiner les années pour s’extraire d’un environnement saturé, pollué et déprimant. Une impasse ? Comment arrêter ce désastre urbanistique, écologique et social ? Quelles armes ? Les pinceaux …

Le parfum des caricoles

Gwennaëlle Gribaumont _ La Libre Culture 18 janvier 2023      

Entre nostalgie et fantaisie,promenade colorée et bucolique dans une Bruxelles où la magie opère.

 

 

Diplômée de l’École Supérieure des Beaux-Arts de Rennes et de L’ENSAV 
La Cambre en 2003, Léopoldine Roux (France, 1979) n’a plus quitté la Belgique. Reconnaissante, l’artiste souligne les coups de pouce qu’elle reçut de notre ville, lui permettant de bénéficier d’un atelier à Recyclart et, un peu plus tard, d’un autre à la Maison des Arts actuels des Chartreux. Depuis dix ans, l’artiste enseigne à l’Académie des Beaux-Arts de Saint-Gilles, s’occupant des graines d’artistes. Soit des enfants de 6 à 14 ans. Et ce n’est pas étonnant qu’elle se soit naturellement tournée vers nos jeunes… Léopoldine Roux est une magicienne. Une enchanteresse qui sublime des chewing-gums écrasés sur nos trottoirs en les peignant. Une alchimiste qui transforme l’eau de nos fontaines en grenadine. Elle ne s’arrête pas là dans l’emploi de supports non-conventionnels. À l’image de la bonne fée qui ponctue son environnement de paillettes tout droit sorties d’une délicate baguette, elle jongle avec des gouttelettes de couleurs – lumineuses à souhait – de vernis à ongles dont elle a les poches remplies. Son royaume enchanté ? Des cartes postales en noir et blanc de Bruxelles imprimées dans la première moitié du XXe siècle. Une pratique qu’elle a commencée en 2010 en se réappropriant, dans un premier temps, les cartes postales de ses grands-parents. Une façon de continuer à faire travailler son imaginaire durant une période de sa vie toute particulière. L’artiste s’est prise au jeu. Sortie de l’histoire familiale, elle s’est mise à glaner sur les marchés ou les sites internet spécialisés des cartes postales de Bruxelles, des vues urbaines de préférence, commercialisées entre 1902 et 1930. Léopoldine Roux poursuit ses interventions au vernis à ongles, médium assurément singulier qui présente des avantages : une élasticité et une robustesse des couleurs qui, éminemment tactiles, se font matière. La subtilité de la manœuvre étant de faire parler la carte postale, de savoir créer un dialogue entre son intervention et le support – très narratif – qui entre directement en interaction.

 

Au temps où Bruxelles bruxellait

 

Une typographie art nouveau. Souvenir de Bruxelles. La fantaisie rencontre la nostalgie. Et pourtant, ne vous y trompez pas : derrière leur façade amusante, les cartes postales enchantées de Léopoldine Roux nous donnent à réfléchir sur une réalité bien plus cinglante : la défiguration du paysage de notre capitale. Une ville qui va cruellement souffrir des travaux d’aménagement des boulevards de la petite ceinture réalisés en vue de l’Expo 58. Et pour cause : modernisme oblige, la ville se sépare ou délocalise des monuments qui faisaient tout son charme… La Fontaine Charles de Brouckère, superbe pièce montée au style éclectique qui égayait la Porte de Namur, se voit exilée au square Jan Palfijn. Un emplacement particulièrement ingrat où elle n’a plus de raison d’être. La Fontaine Anspach, inaugurée au centre de la place de Brouckère, compte aussi parmi les victimes de la bruxellisation. Heureusement pour elle, sa destinée est moins cruelle (déplacée du côté du quai aux Briques, en face de l’église Sainte-Catherine). Et que dire du charme bucolique du Mont des Arts, avec ses cascades d’eau et ses gradins, remplacés par un plateau froid et carré. Voilà tous les souvenirs de ce Bruxelles au parfum de caricoles que l’artiste réunit ici.

 

Une promenade où la magie opère, particulièrement touchante, choisie par Olivia Delwart pour lancer ses nouvelles activités. Inquiète de l’évolution de nos paysages citadins, altérés par des choix urbanistiques misant trop régulièrement sur une architecture synonyme de rentabilité et de fonctionnalisme au détriment de l’esthétique et de l’humain, la galeriste a décidé d’inaugurer son espace, situé à Saint-Gilles, avec ces œuvres en lien direct avec l’architecture de notre ville. Une attention toute particulière est réservée à sa commune et à la première décennie du XXe siècle. Olivia Delwart l’explique : « J’ai été séduite par les cartes postales de Léopoldine car j’y ai vu une œuvre doucement militante pour laquelle les pinceaux sont les armes d’un changement. » Une programmation qui traduit efficacement l’ambition de cette nouvelle enseigne. « Je ne souhaite pas ouvrir une galerie d’art classique à Bruxelles mais une boîte à idées qui a pour vocation de remuer les esprits. »

 

Un accrochage à la fois pop et gourmand, nostalgique et revendicateur, complété d’un film qui nous emmène dans cette Bruxelles d’antan, de la place Sainte-Catherine au Palais de Justice… Et c’est un peu comme si les cartes postales – intitulées Urban Paintings – prenaient vie.

 

Graines d’arc-en-ciel

 

Double actualité pour Léopoldine Roux. Cette exposition Chez Olivia répond indirectement à une autre invitation. Parmi les œuvres présentées, une carte postale du Bois de La Cambre. Un clin d’œil à une œuvre que l’artiste présente actuellement, et pour minimum un an, au cœur du poumon vert de notre capitale. Initiative conjointe de la Fondation Boghossian, de la Région de Bruxelles-Capitale et de la Ville de Bruxelles, le parcours intitulé L’invitation au voyage (couvert dans nos pages par notre confrère Guy Duplat, le 17 décembre dernier) s’inscrit dans une volonté commune de rendre l’art accessible à tous. Parmi les six artistes sélectionnés, Léopoldine Roux. Sur la plaine en regard du Chalet Robinson, l’artiste présente une intervention intitulée Rainbow Seeds. Dix pierres calcaires de Vinalmont, compactes et massives, peintes sur place des
sept couleurs de l’arc-en-ciel. Apparaissant comme un impossible mirage échappé d’un conte de fées, ces monolithes extraits de la vallée de Mehaigne, près du bassin de Namur, sont autant d’invitations à grimper pour les enfants et les adultes. Leur âge géologique remonte à l’ère primaire, il y a 250 millions d’années. Utilisées depuis les Romains comme pierre de construction et roche ornementale, ces sculptures de calcaire portent en elles une histoire riche. Et pourtant, fouettées par les vents et les saisons, leur temps s’est ici arrêté.

 

Gwennaëlle Gribaumont

 Article paru dans La Libre Culture du 18 janvier 2023 pour l’exposition Léopoldine Roux. Souvenirs de Bruxelles, Chez Olivia – Project Room